Roger Martelli
Note complémentaire sur les municipales de 2008
Avril 2008
1. Les faits bruts sont les suivants. Les communistes et apparentés dirigent moins de 2 % (727) des communes de France et administrent 5,4 % (3 260 000) de la population résidente. En volume global, ces chiffres sont sensiblement les mêmes que ceux de l'élection précédente.
1977 |
1 481 |
1983 |
1 487 |
1989 |
1 120 |
1995 |
887 |
2001 |
742 |
2008 |
727 |
2. L'espace municipal du communisme municipal résiste mieux que son espace national. En 2008, après deux cataclysmes électoraux (2002 et 2007), le recul communiste est plus atténué et moins uniforme que lors de toutes les consultations municipales précédentes depuis 1983. Cela atteste de la solidité d'un ancrage qui est consubstantiel de l'histoire même du PCF : l'implantation municipale a été antérieure à l'expansion nationale du communisme français ; sa persistance indique un certain attachement à une conception de la gestion locale rattachée solidement aux valeurs constitutives de la gauche. Elle confirme que, en faisant corps avec la tradition révolutionnaire et plébéienne issue de 1789-1793, l'implantation communiste n'a pas été l'effet d'un greffon artificiel du bolchevisme en terre française.
3. Un an après la présidentielle et les législatives, le résultat de 2008 apparaît inespéré. Il est un signe supplémentaire disant que, en France, une dynamique ambitieuse de transformation sociale ne peut faire l'économie du fait communiste, dans son épaisseur historique comme dans sa réalité matérielle et symbolique. Ce constat doit toutefois être tempéré.
- Le recul n'est cette fois atténué que par les gains des «apparentés communistes». Les maires communistes stricto sensu voient leurs effectifs réduits de 10% du volume de départ, alors que les «apparentés» voient le leur croître de 40%. Dans la part du communisme municipal, les maires qui ne sont pas membres du PCF représentent désormais près de 30% du total. Parmi eux, nombreux sont ceux qui, tout en s'inscrivant dans une histoire bien particulière, auraient du mal à se reconnaître dans une étiquette strictement «PCF».
|
Maires communistes |
Communistes et apparentés |
% d'apparentés |
1983 |
1 279 |
208 |
16,3 |
2001 |
628 |
114 |
18,2 |
2008 |
563 |
160 |
28,4 |
- Le recul est atténué, mais il n'est pas interrompu. En 1983, le PCF avait connu une situation approchante: en nombre de mairies, le PCF s'était maintenu et même avait légèrement progressé (1487 communes contre 1481); mais le PCF avait alors perdu 20 villes de plus de 30000 habitants. Cette fois, le recul est moindre dans cette tranche de villes (25 contre 27), mais le total de la population administrée par des maires communistes continue de baisser, comme il le fait depuis 1983: le PC perd 247 communes totalisant 730000 habitants et en gagne 230 totalisant 375000 habitants; il perd 4 villes de plus de 50000 habitants et n'en gagne aucune dans cette tranche de communes. Dans la tranche des villes de plus de 30000 habitants, le PCF est au tiers (25) de son contingent de 1977 (72).
Population administrée par les maires communistes et apparentés |
||||
1977 |
9 000 000 |
soit |
17,0% |
de la population française |
1995 |
4 465 133 |
soit |
7,7% |
de la population française |
2001 |
3 490 000 |
soit |
5,9% |
de la population française |
2008 |
3 200 000 |
soit |
5,4% |
de la population française |
- Le PCF continue donc de se tasser légèrement alors que les élections municipales de 2008 ont été les meilleurs pour la gauche depuis 1977, meilleures même que celles (pourtant exceptionnelles) de 1977. Dans la tranche de villes de plus de 9000 habitants, la gauche gère près de 60% du total contre 57% en 1977; mais le PS à lui seul en gère 46%, contre 30% en 1977. Tout se passe comme si, dans une élection dont le grand vainqueur est le Parti socialiste, la gauche non socialiste est réduite à ramasser les miettes laissées par le grand convive.
- L'influence locale est plus tenace que l'influence nationale. Mais une influence locale peut-elle persister longtemps en l'absence d'influence nationale? L'expérience passée du radicalisme français montre que la persistance locale peut être longue, sans contredire la marginalisation politique et la dépendance qui en résulte par rapport au parti dominant. C'est le risque de cette dépendance de fait (qu'elle soit voulue ou non) qui est la question cruciale aujourd'hui.
4. Car la séquence électorale de 2008, en France comme en Italie, a accentué le bipartisme d'une manière significative. À droite, les élections récentes ont été défavorables pour la droite en général, mais pas pour une UMP qui lamine les autres formations de droite, et notamment les héritiers du vieux centrisme et de l'UDF. À gauche, l'écart entre le PS et les autres forces de gauche s'est encore accru. Un seul chiffre sera utilisé ici : dans la tranche de villes de plus de 3 500 habitants, le PCF passe de 177 à 165 (de 190 à 188 si l'on tient compte des apparentés) villes administrées, tandis que le nombre de communes dirigées par les socialistes progresse de 660 à 823. Les communistes reculent moins que dans les deux dernières décennies, mais l'écart avec le PS se creuse.
5. Au total, la grande majorité de la France urbaine est gérée aujourd'hui par le PS ou par l'UMP : la totalisation désormais connue des résultats municipaux renforce le constat que les cantonales avaient suggéré il y a quelques semaines. Nier le seuil franchi par le bipartisme ne me paraît pas possible. Cela signifie-t-il que nous sommes devant un fait irréversible et que, d'une certaine façon, l'Histoire est finie ? Bien sûr que non. Le bipartisme ne correspond pas à la structuration traditionnelle d'un système politique français qui est à la fois bipolaire et parcellisé. Sa percée n'annule pas l'existence de sa possible négation. L'échec de François Bayrou n'annule pas l'intérêt qu'a suscité à droite son projet lors de la présidentielle. À gauche, les expériences n'ont pas manqué qui ont cherché à construire, à côté d'un PS attiré vers le centre (vers le centre, pas nécessairement vers le Modem...), une démarche à vocation majoritaire mais inscrite à gauche, sans nuance ni hésitation. Souvent, cette recherche de voies nouvelles n'a pas été moins efficace que les formes classiques (depuis 1965) de regroupement à gauche. Dans la durée, le tends à penser qu'elles pourraient bien s'avérer les plus dynamiques, si elles peuvent s'articuler à une construction de même ambition à l'échelon national et européen.
6. Le bipartisme peut être contredit ; mais pour l'instant son expansion n'a pas été stoppée, dans un contexte européen qui pousse à « rationnaliser » en ce sens la vie politique. La question majeure des prochaines années sera ainsi, tout à la fois, de savoir comment contrer l'offensive libérale et comment se sortir d'un bipartisme qui est à terme un piège redoutable pour la gauche (l'exemple italien ne démentira pas le propos). Redisons ici que, en instituant la dominante d'un parti dans chaque « famille » (la réforme constitutionnelle pourra y contribuer un peu plus), le bipartisme conduit chaque force de gauche à se déterminer avant tout par rapport au parti dominant : soit en cherchant à obtenir de lui une part du gâteau (au prix d'éventuels bras de fer à la marge), soit en le contestant en restant aux lisières du système institutionnel. Dans les deux cas, la démarche de transformation sociale est minorée, par abandon ou par solitude.
7. Que, jusqu'à présent, aucune démarche alternative n'a réussi à se substituer à l'ancienne « union de la gauche », n'invalide pas la nécessité de tout faire pour qu'une telle démarche finisse au plus vite par voir le jour. S'il faut se placer sans attendre dans la perspective de majorités à construire face à la droite, ces majorités ne peuvent être envisageables dans la configuration politique actuelle. Toute reconstruction suppose le préalable de l'indépendance à l'égard du PS : une indépendance de fait et non de verbe ; une indépendance non pas contre ledit PS, mais pour que la gauche transformatrice puisse en toute liberté agir pour reconquérir l'hégémonie à gauche. Or cette reconstruction bute pour le moment sur quatre obstacles : le maintien, ici ou là, de l'illusion selon laquelle une force est capable de réaliser l'agrégation autour d'elle de tout l'espace de transformation sociale ; la coupure persistante avec des catégories populaires qui ont trop cru en vain pour se laisser tenter par de nouvelles promesses ; l'incapacité à amalgamer véritablement, dans de nouvelles synthèses les générations et les variantes désormais largement plurielles de la critique sociale ; la coupure qui s'est plutôt accentuée entre dynamiques sociales et constructions politiques.
Tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, consciente ou inconsciente, entretient l'un ou l'autre de ces obstacles est contre-productive. À toutes et tous, à chacune et à chacun, d'en tirer les leçons, pour soi-même et pas pour les autres.
8. La reconstruction du paysage à gauche ne sera pas facile. Les occasions perdues laissent des traces, des blessures, des amertumes. Mais plus vite cette reconstruction s'engagera, sur le triple terreau du local, du national et continental, et plus vite il sera possible d'opposer, à la droite sarko-berlusconienne, une gauche donnant à la critique sociale moderne (sociale, démocratique, féministe, écologiste, altermondialiste...) la perspective d'une transformation sociale assumée. Assumée et donc réaffirmée ; affirmée mais pas répétée : renouvelée ou refondée, dans son projet, dans ses pratiques, dans ses cultures et dans ses formes d'organisation. Toute autre voie serait une impasse, pour la gauche tout entière et pour chacune de ses composantes.
9. Le communisme municipal n'a enrayé son déclin que grâce à l'apport de forces et d'individus qui débordaient l'espace du communisme politique stricto sensu. De la même manière, le meilleur de la tradition communiste ne trouvera la possibilité de quitter les marges du système politique qu'en s'intégrant dans une dynamique politique plus large. Face à la machinerie du bipartisme institutionnalisé, il n'y a pas place pour les ambitions particularisées : ou la gauche de transformation sociale acquiert force politique, ou elle se résout pour longtemps à osciller entre dépendance et marginalité. Que la forme prise pour « faire force politique » reste à réfléchir est une chose ; qu'il faille sans attendre s'atteler à le faire en est une autre. La voie de la parcellisation choisie en 2007 indique ce qu'il ne faut surtout pas faire. L'exemple italien montre qu'il ne suffit pas de balancer de la participation à l'opposition frontale et qu'une coalition de dernière minute ne peut pas enrayer le bipartisme. Pour l'instant, l'exemple allemand montre qu'il est possible d'affoler la logique sociale-libérale, jusqu'à laisser entendre que l'on peut l'ébrécher à terme. Aucune expérience n'est transposable terme à terme, nous dit-on. Sans doute ; mais s'il est un état d'esprit, un parfum, une ambition que l'on peut chercher à travailler, je ne vois pas comment on pourrait ne pas les trouver de ce côté-là.
Il faut afficher cette ambition ; elle n'est pas conciliable avec une réflexion refermée sur l'intérieur du seul PCF ; elle ne peut pas se traduire par l'appel, lancée à la cantonade, de venir enrichir les débats des communistes ; elle n'est pas dans la seule perspective d'un congrès, fût-il « ouvert ». Le « rassemblement autour de... » est sans avenir : pour le PCF comme pour la LCR, comme pour quiconque.